Chapitre 1

 

L'axe du dragon

 

J'ai dit non à celui qui ne me donne pas.
 À celui qui a posé des valises d'images dans ma consigne de tête. À celui qui a planté sa cabane dans mon sexe.
 À celui qui a repris ses promesses. 
Il aurait dû mourir.
 Sa non-mort dissout dans l'instant ma croyance séculaire.
 Cela voudrait-il dire que ce qui me terrorise depuis des lustres n'existe que dans mon imagination ? 
Que c'est moi qui me suis inventé cette impuissance destructrice ? Que je joue dans le noir toute seule ? 
Cette illusoire obsession fait caler ma pensée. Mon intelligence renonce à avancer dans ces terres inconnues.
 Une phrase s'extirpe néanmoins de ma fatalité mortifère. Sa simplicité se joue de mes nerfs égarés. Comme une clef qui ferait frissonner n'importe quel prisonnier. 
Je peux donc dire non à quelqu'un que j'aime sans qu'il n'en meure ! Mon système mental huilé à la terreur s'écroule brutalement. L'apesanteur me désoriente. Ce futur inscrit dans la douceur m'angoisse. J'ai perdu mon nord morbide.
 Pourtant, mes épaules continuent de ployer sous une culpabilité ancrée dans mon sang depuis des siècles. Mon corps habitué à des sévices journaliers cherche ses repères de frayeur et de reproche. L'empreinte de la peur est toujours là. Très vivante. Dans mon ventre. Mes cicatrices sont à ciel ouvert. La légèreté m'inquiète.
A l'instar du vinaigre dans une flaque d'huile, je préfère rester concentrée sur moi-même, pleine d'amertume, sertie par l'onctuosité fluide. Je suis une île à l'épreuve des balles. Mes molécules roulent pareille à une perle sans faire de vagues. Je suis unie.
 Or, l'ordre de mon univers a basculé à tout jamais. Ma place n'est plus sûre. La fuite n'est même plus de mise. Je ne peux plus me suspendre aux palmes orangées des mouettes, fendre après elles le tissu moiré de l'onde et m'ébattre dans l'insouciance liquide. Aussi sûrement qu'un puits attise l'ombre, je sens que l'eau reflète mon abîme intérieur. Elle n'est plus mon amie. 
Mes certitudes ont certes fané mais j'hésite encore à renaître. 
La terre m'appelle, le ciel m'interpelle. Je rentre en moi-même. Mes mains en coquillages contre mes oreilles, je ne suis plus qu'un cœur qui bat dans l'obscurité. Le silence m'emmaillote. Je m'abandonne aux ténèbres. La chute est infinie et glacée.
Le fond du gouffre frissonne. Une forme confuse palpite dans ses flancs. Je m'y love. Elle m'enrobe aussitôt. Je suis un galet. Caressée par un brouillard de nouveau monde, j'ouvre les yeux. Mon regard suit la course des nuages rosés qui s'effilochent sans perdre de leur majesté. Impétueuse, l'eau de source m'entraîne plus loin. Je quitte son lit en douce pour aborder la rive. Là, sans aucune insolence, un jardin arbore toute la mémoire du monde.
 Une mélodie bruisse sous la brise. Je la suis. Enchâssée par des églantiers en fleurs, une porte en bois me cueille au passage.

 

Je sens que l'origine du monde est juste derrière.
 Le heurtoir mordoré rutile dans la lumière de l'aurore. Il m'espère mais je ne bouge pas.
 Mes yeux détaillent avec avidité les deux serrures rouillées, le cadenas ouvragé ainsi que l'anneau en fer lisse qui m'observe d'un œil étonné. Les boutons de roses tout juste éclos se dandinent devant les pierres millénaires du chambranle. Leur subtilité ensorcelle mon cerveau, parcourt mes veines, se niche dans ma toison pour finalement ensemencer la terre.
 Je suis parfaitement ancrée.
 Sertie dans la nature, la porte semble scellée pour l'éternité.
 À ma droite soudain s'élève un papillon tout pâle. Ses petites ailes ébouriffées caressent la pierre rongée, butinent les arabesques dessinées dans le bois safrané, dansent pour les étoiles gravées dans le chêne nu. Attirée comme une abeille par cette énigme vivante, c'est ma main qui s'est déliée. 
Une puissante senteur d'iode filtre du panneau vermoulu. J'entends le ressac s'obstiner contre cette frontière fatiguée. Quelques pavots solitaires me caressent les chevilles. Le bois délabré gémit sous la pression lancinante de l'eau iodée. Je m'arcboute un peu plus.
 Dans un formidable cri de jouissance, l'immuable se déchire. L'eau en furie trouve immédiatement la faille de ma cuirasse. Je hurle de soulagement. Le mystère naît à la vie.
 Des rasoirs affûtés comme des regrets m'entreprennent. Inlassables, ils savent que ma falaise cédera. Des lames d'amour et de haine me malmènent. Tous les passés et tous les futurs s'enlacent dans mon ventre ahuri. Je vibre sous les vagues de souvenirs qui s'incarnent sur mon corps endolori.
 À la vitesse de la lumière, je goûte le bien dans la cruauté. Je lis le mal dans la beauté. L'éternité se déploie pour moi.
 La porte totalement gommée m'aspire. L'empreinte de mes pas est déjà inscrite de l'autre côté. Je n'ai plus qu'à remonter le couloir du temps. Tel un cerf-volant habilement ciselé, mes vies se nouent sur le fil d'or de mon cœur. Parfaitement lestée, je suis prête. Altière, j'élargis mes épaules dans une inspiration de tous mes pores. Majestueux voilier des airs, je m'évade par cette fenêtre naturelle. La fluidité de l'air m'enivre. Je jubile. Je suis libre.
 Le ciel n'est plus si loin. À la craie blanche, des lettres vibrantes de paix s'arrondissent sur le pavé de l'univers. À cloche-pied, je visite la marelle du temps.
 Mes nouvelles ailes apprennent le poids du bonheur. Je plonge dans les pièges, je recherche les entraves, je m'ouvre à la douleur. J'accepte tous les mirages, tous les songes et toutes les illusions passés et à venir.

 

Qu'importe le vent, le ciel a tous les droits.
 Ma carapace est éparpillée. Tout peut m'arriver à présent. Je suis vivante. Je suis intouchable.
 Je peux dire oui à tous. Même à ceux que je n'aime pas. Fragmentée, écartelée, crucifiée, je suis réunie.
 Foudroyée, je comprends la morsure du ciel. 
Apaisée, je respire le royaume enchanté.
 Une aile d'ange soulage mon front cuisant de plaies.
 Une petite flaque a survécu à l'ouragan. Je m'y baigne goulûment. Un serpentin d'eau miroite jusqu'à la mer plane.
 Un arbre aux ramures dénudées trône en son sein. L'herbe ondoyante façonne mon avenir au gré des reflets anciens. Un pont en pierres vivantes prend racine. Des aubépines croissent dans les interstices. Du lilas éclabousse le ciel. Comme une respiration, un vol de hérons sauvages repousse l'immobilité.
 Une main déplie ma paume, des doigts filent vers moi. La douceur me lancine les tempes. Mes poumons gonflés d'amour me font plier les genoux. Engourdie, mes yeux s'embuent de caresses. Un cristal naît d'entre mes reins.
 Une nouvelle façon d'être au monde se dessine à moi.

 

 

Chapitre 2

 

Des épousailles de lumière

 

À la lune nouvelle, j'ai baigné mon corps, gommé ses ombres, poncé ses incohérences, épilé un à un ses doutes. Sous le signe du jasmin blanc, j'ai discipliné la femme de feu et de sang. Ma chevelure électrifiée de parfums, mon haleine rafraîchie à la source, ma poitrine attendrie d'huiles, mon ventre assoupli a appelé l'impétuosité du ciel. Apprêtée pour une nuit de tendresse, j'ai espéré la dérive amoureuse. Douce comme un jardin mouillé, une voix grave a surgi au sein de mon silence. Une gorge tendre a mimé pour moi la complainte intime. Attisée par cette mélopée, j'ai plongé sans détour dans ce lac tentateur.

 

Docilement, j'ai respiré la peau. À tâtons, j'ai trituré les muscles et lissé les tensions. Sans précaution, j'ai cheminé au fil des désirs. Une langue chaude m'a imbibée les paumes. Deux mains ont fouillé mon ventre vide. Un mâle a voulu honorer mon échine.

 

Vainement, je me suis heurtée à un désert de chairs.
 Rageusement, j'ai arpenté les versants maléfiques du plaisir. 
Le dos fatigué par l'étreinte étrangère, j'ai esquivé la bouche, fui le membre, tourné le dos à l'apaisement. Au delà de notre corps à corps, la lune miroitait de toute son absence. 
Je ne me suis pas ouverte. Je ne me suis pas offerte. Ma jouissance n'a pas traversé les nuages. Ma fontaine s'est mue en sanglots. La semence a tari. Je me suis fermée comme la pierre noire.
 À la recherche de mon épousé, je suis passée de l'autre côté de ma nuit. J'avais rêvé la caresse. Elle est venue tambouriner contre ma croupe comme un naufrage. Comme tant d'autres mirages glacés. 
Je n'avais pas rêvé assez loin, assez haut. 
Ma féminité écartelée m'a amenée jusqu'à aujourd'hui.
 Je ne peux plus trahir ma destinée, j'ai été conçue pour aimer l'infini. Je me suis levée à force d'abandons et de déchirures.
 Je ne renie aucune femme en moi.
 Ni la femme comblée, ni la femme souillée.
 Il existe sûrement un ailleurs, un nid à la mesure de mon feu intérieur. La terre est froide sous mes semelles de plume. Née pour l'écume de velours et l'acte sacré, je souhaite croître à chaque aurore. Neuve comme un printemps, j'aspire à la main qui m'amènera au bout du monde. Le bercement de l'encens ambré, la flamme miel des bougies et l'onde mélodieuse sont mon royaume enchanté.
 Mon âme ne comprend désormais que l'absolu. 
Je cherche l'homme qui balbutie d'amour devant la femme perforée. Ma mémoire vive connaît son visage, ses plaies et ses tourments. Je suis la courbe où il viendra se reposer.
 Je suis sa source. Ma béance est une offrande. 
Je suis à lui comme il est à moi. Je suis la fluidité en quête de son rocher. Je ruisselle de désirs éperdus, de tempêtes contenues, de plaisirs suspendus. 
Parée de voiles, je me prépare à la nudité totale.
 Mon cœur appelle le vent. Mon corps quémande le pardon éternel.

 

La femme sauvage veut des noces de lumière. 
À la tombée de la nuit, un arc-en-ciel fera taire mes orages. 
Je me donnerai et recevrai jusqu'à plus soif. Je serai son torrent impétueux et sage. Pour mon aimé, je danserai dans un jardin d'aromates, me baignerai dans le chant des fontaines, alimenterai sa fougue, m'offrirai dans la neige, me roulerai au pied des arbres.
 Ensemble, nous voyagerons sur les passerelles de l'intuition, nous confondrons le néant, nous apprivoiserons la patience et nous grandirons avec constance.
 Ensemble, nous croirons à l'infaillible phénix.
 Une lune de miel, d'or et de pourpre sanctifiera nos épousailles. Et à l'aube d'un matin tout propre, la fulgurance de nos tempêtes capitulera devant le sourire d'un nouveau-né.
 Alors mon rêve d'enfance pourra fleurir pour la seconde fois.

 

 

Chapitre 3

 

Le poids des cendres

 

Je marche de plus en plus vite. Le macadam semble de la soie sous mes pas. Mes jambes s'étirent d'aise sous la foulée joyeuse. Je ne sens aucune attache. Je suis faite de ciel bleu et de soleil blanc. Grisée par les voltiges à venir, je m'élance comme un chien à l'assaut de l'air.

 

Près de moi, comme un espoir, un merle sautille sur une branche. Attendri par mes velléités, mon compagnon de jais guette avec curiosité mon envol. Quelque part, un froissement de satin encourage mon saut de l'ange. J'inspire une ultime goulée de bonheur et, sans un seul regard en arrière, je vise le bec d'or.

 

Ma jambe droite tendue vers l'horizon cramoisi, je fends le silence.
 Et tel le moucheron aplati par l'orage, ma chute est d'une fulgurance absolue. Mes muscles sciés par une sève tout à coup absente me lâchent. Ma misérable carcasse s'écrase sur l'asphalte douloureuse avant même d'avoir décollé le moindre cil. 
Je sens ma graisse immonde vibrer de désespoir. Tandis que ma peau soudain trop lâche s'affaisse, un venin puissant pétrifie mes reins. Des milliers d'éclats de verre se plantent dans ma gorge stupéfaite tandis que d'invisibles fils me ligotent à terre.

 

Ma tête chavire sous le cruel dépit. 
Je connais alors la déception du poussin. 
J'ai volé uniquement dans ma tête. 
Mon dos éreinté soupire devant tant de désenchantement. Mes membres plombés tournent piteusement le dos à mon vol d'aigle. Anéantie par ce lest imprévu, je dépose une à une mes vertèbres endolories puis je décroche piteusement mes rêves de papillon.
 Je me pensais mustang et je me vois punaise.
 Lasse, je m'abandonne à ma pesanteur d'humaine. Devant mes yeux gémissants, un corbeau ricaneur a chassé le merle noir.
 Un tremblement intérieur m'enrobe. Par tous mes orifices, un liquide noir sourd à gros flots. Le visage cadenassé par mes avant-bras, j'attends que les vagues de courbatures cessent. Dans mon corps morcelé, les souvenirs défilent. Tout est là, inscrit à la pointe de fer. Telle une molécule en fusion, je bouillonne sous les assauts de ma mémoire. Je me pelotonne encore plus. Je me murmure des mots d'amour. Les cendres continuent de couler. À côté des fagots de souvenirs calcinés, ma carapace gît éparse autour de moi.
 Mon tombeau est creux à présent.
 J'ai froid sans mes peurs. 
Ce constat illogique me frigorifie l'âme.  Je hurle à la vie. 
Soudain une lueur vacille dans mon antre, il me faut abandonner ce tas d'immondices. Il me faut trouver le gué susceptible de m'amener à la lumière. Totalement prostrée, j'épie le ciel. J'appelle l'astre rutilant sur mon corps sinistré. Sans regret, je suis le vent. extrait Corinne Brisco